Série d’entretiens autour de la reprise du Cosmicomiche de Michèle Reverdy à Nice

Rares sont les reprises d’opéras contemporains dans le monde lyrique. Plus rares encore sont les représentations d’oeuvres lyriques composés par des femmes. Pour vous faire découvrir Le Cosmicomiche, le Mag donne la parole à quatre personnalités engagées dans sa réalisation. Une série d’interviews menées par Camille Villanove.

Photo: ©James Bihouise

Épisode 3 : Victoria Duhamel, metteuse en scène et Emily Cauwet-Lafont, costumière

La metteuse en scène Victoria Duhamel monte de nombreuses productions musicales, de lopéra féérie (La Forêt Bleue de Louis Aubert) à lopérette (Le 66 ! de Jacques Offenbach).  Costumière, brodeuse et scénographe, Emily Cauwet-Lafont travaille pour le théâtre, le cinéma, l’opéra et la danse. A l’ENSATT*, elle est co-responsable du département de Concepteurs-Costumes.  En 2019, les deux artistes se voient confier par le Festival Présences féminines la création des Cosmicomiche en collaboration avec Le Liberté scène nationale de Toulon et lOpéra de Toulon.

Retour sur la première collaboration entre Emily et Victoria autour de leur commune rencontre avec la compositrice Michèle Reverdy.

Photo: ©James Bihouise

Quelle a été votre première impression à la lecture du livret ?

Victoria : J’ai adoré ce texte. Il est génial à mettre en scène tant il est saturé de mots et de sens.  C’est fabuleux de la part de Michèle d’avoir choisi ces nouvelles pour en faire un opéra. Parce qu’elles ont tellement de profondeur de champ. Je trouve important que les opéras d’aujourd’hui explorent des récits différents de ceux devenus emblématiques du répertoire traditionnel. On peut aller ailleurs que dans le registre des amours tourmentées, de l’honneur écrasant, des femmes sacrifiées.

Emily : J’ai eu la même réaction que Victoria. Le livret amène une manière différente de se saisir de la narration, de la notion de personnage.

« Le Cosmicomiche » est le titre sous lequel Italo Calvino réunit plusieurs nouvelles qu’il avait préalablement publiées dans des journaux. Comment avez-vous interprété ce néologisme ?

Victoria : Calvino part d’énoncés scientifiques pour les faire évoluer vers le spectre du rire. Dans l’introduction du recueil, il explique qu’on parvient mieux à faire comprendre l’univers ainsi. D’où sa juxtaposition des termes « cosmique » et « comique ». Je me suis dit que les deux devaient être perceptibles à part égales. Dans ma façon de saisir le public et de le mettre dans une atmosphère, ça a été déterminant.

Je trouve important que les opéras d’aujourd’hui explorent des récits différents de ceux devenus emblématiques du répertoire traditionnel.

Comment avez-vous transposé cette double dimension dans la mise en espace et les costumes ?

Emily : Sachant que la musique de Michèle est savante, il fallait réussir l’aspect comique pour accrocher les spectateurs et spectatrices dans ce spectacle destiné au tout public, y compris aux enfants.

Victoria : J’ai senti qu’il fallait apporter l’élément comique dans le corps. Les mouvements des chanteuses et du chanteur sont chorégraphiés. J’ai essayé de faire quelque chose qui soit éloquent visuellement avec  les moyens d’une mise en espace. C’est intéressant par rapport à ce que déploie Calvino justement; il nous fait voyager uniquement par la parole.

Où avez-vous puisé vos références ?

Victoria : Les mises en scène d’opéra de Dario Fo**  font partie de mon panthéon. Dans son Barbier de Séville de Rossini par exemple, Figaro apparaît en Arlequin.

Emily : Pour les costumes de la première partie, nous avons cherché dans la Commedia dell’arte. Nous souhaitions une fusion entre l’arlequin et le cosmonaute parce que ce sont des archétypes qui parlent à tous. C’est dans les croquis de Picasso que j’ai trouvé comment la réaliser : le patchworks de losanges n’est pas fini, il se dégrade. De même, dans nos trois costumes, de haut en bas, le motif part de l’arlequin et glisse vers l’astronaute aux reflets argentés.

Et dans la seconde partie où apparaissent des stéréotypes italiens comme la coquette, les tagliatelles ?

Emily : Là notre source, c’est Fellini et cette élégance à l’italienne. Même dans la classe sociale populaire, le dimanche tout le monde est chic. Au cours de l’interlude instrumental qui relie les deux parties de l’opéra, les chanteurs se défont de leur peau de cosmonaute pour passer dans celle de personnages du peuple italien. Le public les voit se pomponner.

Victoria : Nous avions en tête la silhouette taille marquée dite « Dior », à la mode fin des années soixante. Dans les choix de couleur, nous avons fait un clin d’œil au drapeau italien. Ceci, ou encore le choix de l’Arlequin, renvoie à l’italianité revendiquée de Calvino, qui imagine tout de même que le big bang a eu lieu grâce à un plat de pâtes.

Michèle Reverdy considère cette création comme un opéra de poche. Qu’en pensez-vous ?

Victoria : Effectivement, le spectacle ne dure qu’une heure. Le dispositif scénique est simple, les sept musiciens et musiciennes sont sur le plateau : il s’agit bien d’une petite forme transportable qu’on peut représenter partout. Stylistiquement, c’est un opéra-bouffe.

Emily : La partition respecte le style logorrhéique de Calvino. Tous les mots ne seront pas perçus mais le débit, le ton participent d’une atmosphère bavarde, typique de l’opéra-bouffe.

il s’agit d’une petite forme transportable qu’on peut représenter partout.

La représentation des genres dans l’opéra est-elle fidèle à celle des deux nouvelles?

Victoria : Dans les nouvelles de Calvino, seul QFWFQ, qui est un homme, parle. Michèle Reverdy a fait un travail de redistribution de la parole entre trois interprètes aux registres vocaux très distincts, un baryton, une soprano colorature et une alto au grain sombre. Côté scénique, j’ai travaillé sur la variété possible des représentations de genre : dans la première nouvelle, les trois protagonistes ont la même silhouette, la même gestuelle, à rebrousse-poil de la deuxième nouvelle où les stéréotypes sont très présents. Les marqueurs de genre sont comme des peaux dont on se revêt pour jouer.

Tel le signe que QFWFQ tient à laisser dans l’espace, quelle trace souhaitez-vous que laisse ce spectacle ?

Victoria : Le genre de l’opéra en soi induit certaines barrières. J’aimerais que le public s’amuse. C’est une œuvre qui interroge sur la production de signes. Montrer l’orchestre en train de jouer, les acteurs·trices se changer y contribue. J’aimerais donner goût à ce processus. Que chacun se sente capable de faire, de co-créer.

Emily : J’aimerais que les spectateurs sentent qu’il y a beaucoup de manières de s’interroger sur les traces qu’on laisse. La poésie, la littérature, l’opéra en sont. S’ils n’ont pas compris cette portée métaphysique, qu’ils se disent « ce n’est pas grave, j’ai passé un bon moment.»

J’aimerais que le public s’amuse.

Que retirez-vous de la collaboration avec Michèle Reverdy sur la création du Cosmicomiche à Toulon ?

Victoria : Pour concevoir la mise en espace des Cosmicomiche, je me suis beaucoup nourrie de son univers en écoutant ses œuvres. J’ai apprécié la liberté qu’elle m’a laissée. Il n’est jamais facile de laisser son œuvre aux mains de quelqu’un pour la réalisation scénique. Là, Michèle s’attendait sans préjugés à ce que je fasse une proposition.

Emily : Michèle est venue me voir dans l’atelier de l’opéra alors que je brodais les finitions des costumes. Elle nous percevait comme deux artisanes, attelées à un travail minutieux.

Photo: ©James Bihouise

Avez-vous des coups de cœurs pour d’autres compositrices ?

Emily :  J’aime énormément le travail de Sylvette Vezin (née en 1948), très expérimental.

Victoria : Marie Jaëll, Mel Bonis aussi, Sophie Gail plus ancienne, Claude Arrieu que je découvre via les archives de l’ORTF. Le travail de Présence Compositrices pour mettre en lumière la somme d’œuvres écrites par des femmes est capital. Mon imaginaire a été marqué par un personnage dans le roman de Radclyffe Hall, Le Puits de solitude (1928) où une compositrice rencontre la difficulté de se faire entendre, de produire, reflet d’une réalité que notre époque peut infléchir.

 

*ENSATT :  Ecole nationale supérieure des arts et techniques du théâtre

** Dario Fo (1926 – 2016) écrivain italien, dramaturge, metteur en scène et acteur, lauréat du prix Nobel de littérature en 1997.

 

Propos recueillis par Camille Villanove en octobre 2020

Auteur
Camille Villanove