Propos recueillis par Amélie de Varax et Camille de Varax en avril 2020

Invitée par l’église St Thomas de New York à donner un récital dans le cadre des Grand Organ Series 2020*, l’organiste Joy Leilani-Garbutt revient sur son programme et sa découverte de la Sonate pour orgue de Marie-Véra Maixandeau.

Photo: ©Erin Scott Photography

Joy, tu devais donner un récital le 14/03/2020 à l’église St Thomas, à New York, concert qui a malheureusement été annulé compte-tenu de la crise sanitaire liée au Covid-19. Peux-tu nous en dire plus sur le programme qui était prévu ?

Tout le programme était construit autour de pièces pour orgue composées par des femmes françaises. Il y a aux Etats-Unis un grand intérêt pour le répertoire de musique française pour orgue, les américains admirent les organistes français, mais il y a très peu de répertoire de femmes compositrices. J’ai voulu combler ce manque et apporter une autre perspective, un autre regard sur la musique française pour orgue.

Le programme est construit autour de pièces de Jeanne Demessieux, déjà connue du public américain et le reste est constitué de pièces et compositrices peu connues, avec comme point d’orgue, la Première de la Sonate de Marie-Véra Maixandeau, que personne n’a encore jamais entendue aux Etats-Unis.

[En] point d’orgue [du concert], la Première de la Sonate de Marie-Véra Maixandeau, que personne n’a encore jamais entendue aux Etats-Unis.

Les femmes sont à l’honneur dans ton répertoire, tu rédiges notamment une thèse sur les femmes compositrices pour orgue en France de la fin du XIXe au milieu du XXe. Peux-tu nous dire quelles sont ces organistes ? Que dirais-tu de ces femmes et de leur musique pour orgue ? Qu’est-ce qui t’inspire dans leur travail ?

Dans cette thèse, je m’attache en effet aux femmes de la classe d’orgue et de la classe de composition du Conservatoire National de Musique de Paris, entre la fin du XIXe et le milieu du XXe. Lors de mes recherches en France, ma première surprise a été de constater qu’il y avait beaucoup plus de femmes dans ces classes que ce je pensais (en moyenne 30% de femmes par année entre le début du XIXe et 1950) mais également beaucoup plus de musique disponible que ce que j’espérais. Des centaines d’entre elles sont passées par la classe d’orgue et celle de composition, je ne pourrais pas toutes les citer, et je n’en jouerai qu’une dizaine parmi lesquelles Jeanne Demessieux bien sûr, Joséphine Boulay, ou Elsa Barraine. Comme pour leurs camarades masculins, les niveaux varient : certaines étaient particulièrement douées et d’autres moins. Mais même parmi les plus douées, très peu d’entre elles ont continué dans la musique à l’issue du conservatoire ce qui explique que beaucoup de pièces n’aient pas été publiées. Je ne connais pas assez la société et l’histoire françaises pour en tirer des conclusions, mais il y a probablement un lien entre le mariage de ces artistes et le développement de leur art.

Tu as co-créé une association pour mettre en valeur les femmes compositrices, quelles actions mettez-vous en œuvre ?

En effet, Boulanger initiative vise à mettre en avant, faire jouer et encourager la musique composée par des femmes. Elle est centrée sur la musique récente et les compositrices vivantes. Nous organisons notamment des festivals, le dernier était le 8 mars 2020, pour la journée de la femme, juste avant le développement de l’épidémie et le confinement !

Vois-tu dans les compositions que tu as étudiées des caractéristiques propres aux femmes ?

Non, je ne pense pas qu’il y ait de caractéristique propre à la musique composée par des femmes, bien que certains critiques aient pu dire le contraire : certains reprochaient par exemple à Cécile Chaminade d’écrire de la musique trop fade, trop « gentille », alors que d’autres au contraire affirmaient que sa musique était trop masculine. On s’attendait au début du XXe à ce que la musique composée par des femmes soit douce, à l’image d’une certaine conception de la féminité ; dès que les pièces avaient du caractère, ont les trouvait trop « masculines ».

Chacune des œuvres de ces compositrices reflète leurs influences, et la période de composition.

Comment situes-tu la musique de Marie-Véra Maixandeau parmi les compositrices que tu as étudiées dans le cadre de ta thèse ? Comment qualifierais-tu sa musique, en particulier la Sonate pour orgue que tu devais interpréter le 14 mars ?

C’est une musique très forte, très indépendante, qui ne se conforme pas aux attentes de ce que serait une musique « acceptable » : jolie, simple, accessible. C’est une musique très audacieuse, très indépendante, très originale.

Bien qu’influencée par la musique de son époque, celle de Marie-Véra Maixandeau n’en a pas moins son style propre, sa couleur. Les dissonances sont très fortes, elle utilise beaucoup de tritons, de demi-tons, de septième. Les dissonances sont traditionnellement très instables, mais elles sont dans sa Sonate tellement répétitives qu’elles deviennent le son. Marie-Véra n’utilise presque jamais d’accord parfaits ni d’accords majeurs.

Dans la Sonate, le premier accord est une combinaison d’accord mineur et majeur. La dissonance ne se résout qu’à la toute fin. Il m’a fallu du temps pour comprendre et entrer dans sa musique. C’est d’ailleurs frustrant de ne pas pouvoir demander à l’auteur comment jouer sa musique, mais c’est un tel honneur de pouvoir vivre cette expérience. Lire une nouvelle partition est comme lire un journal intime : vous rentrez peu à peu dans la vie du compositeur.

On trouve les mêmes dissonances seconde majeur / seconde mineure dans la Pièce pour mariage, de Marie-Véra Maixandeau également.

Ces dissonances, cette manière de composer sont très reconnaissables du style de Marie-Véra.

C’est une musique très audacieuse, très indépendante, très originale.

Comment sa musique se situe-t-elle dans le paysage des années 50/60 en France ? Quelles influences retrouves-tu dans sa Sonate pour orgue ?

Après la seconde guerre mondiale, on a commencé à voir plus de dissonances, plus de chaos, de « non structure », la musique s’est mise à adresser de très complexes et difficiles émotions. Elle n’est plus simple et belle, ce n’est plus de la « feel good music». Elle s’inscrit également dans plus de modernisme, de machines, d’ordinateurs.

La musique de Marie-Véra est très imaginative, elle est d’un autre monde, elle a quelque chose d’extra-terrestre, presque. Je pense qu’elle devait avoir une curiosité, une spiritualité, une vie intérieure extrêmement riche et développée. D’une certaine manière, ce mystique rappelle les influences de Messiaen, qui incluait lui aussi spiritualité et expression du concept de Dieu dans ses compositions.

Si je n’en connaissais pas l’auteur, j’aurais pu dire d’emblée de la Sonate que c’est une musique française, datant des années 1950’s. L’instrument, déjà, nous ramène vers la France, ainsi que la continuité et l’élégance dans la ligne, il y a des contrepoints mais pas énormément. Et les dissonances évoquées plus haut s’inscrivent dans la musique de l’après-guerre.

En ce sens, la musique de Marie-Véra s’inscrit pleinement dans son temps. Elle suit le mouvement, mais à sa façon.

La musique de Marie-Véra est très imaginative, elle est d’un autre monde, elle a quelque chose d’extra-terrestre, presque […].

Que faudrait-il selon toi pour faire connaitre la musique de Marie-Véra Maixandeau ?

Publier les partitions, en les mettant par exemple sur le site internet. Cette musique est très intéressante, il faut seulement la rendre plus accessible. Notamment, il faut la faire connaître des professeurs, qui la feront connaître à leurs élèves.

J’ai joué le 1er mars 2020 à la cathédrale nationale de Washington, un programme presque identique à celui qui était prévu à New-York le 14 mars, en remplaçant la Sonate de Marie-Véra Maixandeau par sa Pièce pour Mariage. Celle-ci a eu un grand succès auprès de personnes qui ne sont pas forcément musiciens. Quelqu’un m’a même demandé après le concert où trouver la partition.

Quels sont tes prochains projets concernant les œuvres de Marie-Véra Maixandeau ?

L’église St Thomas de New-York a replanifié le concert initialement prévu le 14 mars au 13 Septembre 2020. Comme la Sonate m’a demandé beaucoup de travail, je n’ai pas pu me consacrer autant que je le souhaitais aux autres morceaux de Marie-Véra, mais je pense pouvoir jouer rapidement sa Fantaisie Dramatique. J’ai un projet d’enregistrer un album incluant des œuvres de Marie-Véra et je souhaite également pouvoir jouer en France le programme autour des femmes compositrices pour orgue, et pouvoir jouer les œuvres de Marie Vera Maixandeau à Monaco, mais avec l’épidémie en cours, tous les projets sont gelés.

* Les Grand Organ Series de l’église St Thomas de New-York ont pour objectif de mettre en valeur l’orgue Miller-Scott inauguré en Octobre 2018, en invitant pour des récitals d’une heure quelques-uns des organistes les plus accomplis au monde. Concert Grand Organ Series IV – Joy-Leilani Garbutt replanifié au Dimanche 13 Septembre 2020, Eglise St Thomas, 1 W 53rd St, New York, NY 10019, États-Unis. www.saintthomaschurch.org/music/concerts/

A propos de Joy Leilani-Garbutt

Maître de chapelle à la Christ Lutherian Church de Washington et organiste de la Takoma Park Seventh-day Adventist Church, Joy Leilani-Garbutt a bénéficié en 2019 d’une bourse Fulbright afin d’étudier la musique pour orgue du début du XXe en France, composée par des femmes, en particulier Joséphine Boulay, Mel Bonis, Nadia Boulanger, Lili Boulanger, et Jeanne Demessieux. Elle a également co-fondé au printemps 2018 l’association Boulanger Initiatives dédiée à la promotion de musiques composées par des femmes.

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[…] J’ai plaisir à jouer des œuvres de femmes. Non parce qu’elles sont écrites par des femmes, mais parce qu’elles sont belles et qu’elles sont très peu jouées.
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