Entretien avec la compositrice en résidence au festival Présences féminines 2020

Propos recueillis par Camille Villanove en septembre 2020

 

2010-2020 : Le festival Présences féminines a 10 ans ! Pour célébrer l’événement, Claire Bodin sa directrice, a invité en résidence l’une des compositrices françaises les plus reconnues : Edith Canat de Chizy. Première femme nommée à l’Académie des Beaux-arts section musique, Edith Canat de Chizy a composé plus de cent opus joués dans de nombreux pays. Trois œuvres commandées par le festival seront révélées au public les 14,17 et 20 octobre prochain à Toulon. La compositrice nous les présente, en exclusivité, pour le Mag.

 

Samedi 17 octobre à la Chapelle de La Garde, le Quatuor Van Kuijk créera votre 5e quatuor à cordes. Fidèle à votre prédilection pour les titres en anglais, vous l’avez intitulé O God. Cette œuvre porte-t-elle un message d’ordre spirituel ?

Le titre est en rapport avec une parole de la Bible attribuée au prophète Isaïe : « Ah !  si tu déchirais les cieux, si tu revenais, les montagnes seraient ébranlées* ». On trouve souvent dans la Bible ces interpellations des prophètes destinées au peuple d’Israël. C’est très parlant en ce moment…

Allons-nous entendre une description de la prophétie d’Isaïe ?

Non, je n’ai pas cherché à la représenter d’une manière figurative, elle a seulement été un point de départ. Je me suis demandé comment je pouvais traduire l’idée de vibration tellurique présente dans ce passage. Cela m’a donné l’idée de travailler sur la vibration dans l’écriture des cordes par l’utilisation de certains modes de jeu.

Les musiciens du Quatuor Van Kuijk avaient créé votre quatuor précédent. L’œuvre a-t-elle été écrite sur mesure, à leur attention ?

De manière générale, j’essaie de ne pas écrire en fonction des interprètes, même si je les connais. Il faut que l’œuvre s’adresse à d’autres, qu’elle existe en elle-même. Mais j’ai choisi le quatuor Van Kuijk parce qu’il connaît déjà bien mon écriture.

Over the Sky, l’œuvre que créera l’accordéoniste Pascal Contet  mardi 20 octobre au Musée national de la Marine est aussi le fruit d’une collaboration antérieure. Racontez-nous.

Pascal Contet et moi collaborons depuis longtemps. En 2012, il a créé ma pièce Over the Sea pour accordéon, trio à cordes et électronique. Il m’a demandé d’écrire une autre pièce dans cette veine : « après la mer, pourquoi pas le ciel ? » C’est le festival Présences féminines qui a permis de réaliser ce projet. Pascal a interprété Over the Sky cet été en avant première à son festival Fort en musique et la rejouera en Avignon le 31 octobre**.

J’essaie de ne pas écrire en fonction des interprètes, même si je les connais.

Quel a été le déclencheur musical d’Over the Sky (Au delà du ciel) ?

Je me suis inspirée de l’évocation du paradis par Dante dans La Divine Comédie et des visions d’ Hildegarde von Bingen. Elle y décrit le mouvement qui régit l’univers :

« Je contemplai : et voici que le vent d’est et le vent du sud, eux qui, avec leurs vents annexes, meuvent du souffle de leur énergie le firmament, se mirent à animer ce dernier d’un mouvement circulaire, du levant au couchant, au-dessus de la terre.»***

J’ai poursuivi des procédés de rotations, de boucles employés dans Visio, cette œuvre que j’avais écrite en 2016 pour voix et ensemble, sur des textes d’Hildegarde von Bingen également.

Le cycle pour piano de Marie Jaëll que Célia Oneto Bensaid interprètera au cours du festival****, s’inspire aussi de La Divine comédie. Au moment d’évoquer le paradis, la compositrice s’interroge : « Je le voudrais translucide, simple (…). Mais comment redire cette sérénité sans devenir monotone ? »*****.  Qu’en est-il dans Over the Sky ?

A la fin de ma pièce, la musique sera effectivement statique, à l’image du dernier des sept ciels décrits par Dante, la demeure céleste. Dans les chapitres précédents au contraire, tout n’est qu’énergie, les anges n’arrêtent pas de monter et de descendre, on passe d’un ciel à l’autre dans un mouvement en spirale. J’ai été intéressée par cette représentation du paradis et l’on retrouvera à l’accordéon ce mouvement perpétuel.

J’ai été intéressée par cette représentation du paradis.

Est-ce votre vision de l’au-delà : une sorte de tourbillon ?

Oui, pour moi le paradis, ce sera plein d’énergie. J’ai plaisir à l’imaginer comme ça. Un lieu où nous aurons dépassé nos limites humaines, un lieu très élargi par rapport à ce que nous vivons sur terre. Je pense que nous y découvrirons un autre état de vie.

Beyond qui sera créée au concert d’ouverture du festival, mercredi 14 octobre au Musée national de la Marine, est écrite pour flûte traversière, violon, alto et violoncelle. Quelle place donnez-vous à la flûte par rapport au trio à cordes ?

Cela faisait longtemps que je voulais écrire une pièce pour l’ensemble Hélios******. Dans cette configuration instrumentale, j’ai évité de donner la priorité à la flûte pour créer au contraire un mariage de timbre. Son écriture est en résonance avec celle des cordes et vice versa. Il y a par exemple une façon de jouer les cordes flautando qui correspond à un mode de jeu de la flûte avec du souffle.

La commande du festival impliquait de faire mémoire d’une compositrice qui vous a précédée. Vous avez choisi Adrienne Clostre. Qu’est-ce qui a orienté votre choix ?

Je voulais attirer l’attention sur le fait que, proches de nous, il y a des compositrices qui sont passées sous silence. J’ai choisi Adrienne Clostre (1921-2006) que je connaissais bien. C’est sa personnalité qui m’a marquée, elle était une femme adorable. Elle a eu une grande notoriété en son temps, surtout dans le domaine du théâtre musical. Sa musique est très peu jouée aujourd’hui, les partitions sont difficilement accessibles, comme celles de nombreuses compositrices oubliées. C’est pour cette raison que le travail de Claire Bodin pour répertorier leurs œuvres à travers la base de ressources Demandez à Clara est très important.

Dans cet hommage à Adrienne Clostre, entendrons-nous des citations de sa musique ?

Je n’aime pas intégrer dans mes compositions des citations de musique préexistante. Le titre évoque un lien purement imaginaire : rendre compte pour cette femme du XXe siècle de la vie qui continue au delà de sa mort (« beyond »). On y entendra l’expression d’une énergie fidèle à la personnalité de cette musicienne.

Je voulais attirer l’attention sur le fait que, proches de nous, il y a des compositrices qui sont passées sous silence.

Quelles autres compositrices écoutiez-vous lors de vos années de formation ?

Au Conservatoire de Paris dans la génération qui m’a précédée, il y avait beaucoup de femmes qui écrivaient : Betsy Jolas, Graciane Finzi, Edith Lejet. Qu’elles soient des femmes m’importait peu dans la considération que j’avais pour elles. Elles étaient jouées, je trouvais cela absolument normal. Il n’y avait pas à l’époque ce débat sur le genre.

D’une façon générale, quelles femmes ont compté dans votre parcours ?

Beaucoup ! Surtout parmi mes professeurs : Jeanne Gauthier mon professeur de violon, Jeanine Rueff mon professeur d’harmonie au Conservatoire de Paris. Je pense aussi à ma tante violoniste qui m’appris le violon, enfant.

Vous avez dirigé le Conservatoire du XVe arrondissement de Paris et celui du VIIe, enseigné la composition au Conservatoire à Rayonnement Régional de Paris. A l’Académie des Beaux-Arts dont vous avez été présidente en 2016, vous sélectionnez chaque année avec vos collègues compositeurs les candidats et candidates aux différents Prix de l’Académie : quels talents émergents soutenez-vous parmi les jeunes compositrices ?

Il y a de plus en plus de jeunes compositrices tout à fait intéressantes. J’apprécie le travail de Diana Soh notamment. Je découvre aussi de nombreuses compositrices colombiennes, espagnoles, asiatiques comme Nuria Jimenez, Violeta Cruz, Marika Kishino, et bien d’autres. Elles ne sont pas forcément dans la revendication d’être reconnues en tant que femmes : elles existent, sont jouées. Il y a fort heureusement une normalité à ce niveau qui est en train de s’établir.

Il y a de plus en plus de jeunes compositrices tout à fait intéressantes.

Revenons aux concerts prochainement au festival. Qu’aimeriez-vous faire vivre au public lors de ces créations ?

J’aimerais que ces œuvres lui donnent à imaginer quelque chose qui entre en relation avec son monde intérieur. Je cherche à écrire une musique qui stimule l’imaginaire des auditeurs et auditrices. Je pense que c’est nécessaire. J’ai parfois été surprise d’entendre de la part de certains auditeurs les réactions qu’ils avaient eues à l’écoute de mes pièces : elles n’avaient rien à voir avec ce que j’avais moi-même imaginé : c’est ce que je cherche.

Vous tenez pourtant à les rencontrer avant le concert. Pourquoi ?

Je m’efforce qu’il y ait des rencontres avant chaque création afin que public ait des pistes d’écoute. Il suffit de quelques mots, de quelques images pour orienter cette écoute. Je suis en fait ma première auditrice. J’écoute ce que j’écris, je me mets à la place du public, autant qu’il est possible.

* Livre d’Isaïe, chapitre 63, verset 16.

** Over the Sky est une co-commande du festival Présences féminines et de lassociation AIE (Accordéon, Instrument Européen) et de lassociation Musique sacrée et Orgue en Avignon.

*** Hildegarde von Bingen, Le livre des œuvres divines (1163-1174).

**** Concert vendredi 16 octobre au Théâtre Marélios, La Valette.

***** Marie Jaëll, Carnets, 13 juillet 1893, cité dans Je suis un mauvais garçon, Artuyen, 2019, p. 124.

****** Beyond est une co-commande du festival Présences compositrices et de lensemble Hélios.

Pour aller plus loin

Auteur
Camille Villanove