Savoir écrire une pièce pour orchestre sans jamais l’entendre en vrai est un des écueils rencontrés par les jeunes compositeurs et compositrices. C’est le défi qu’a voulu relever l’Orchestre national d’Île-de-France en créant en 2013 le concours Île de créations. Pour la 8e année, parmi les candidats et candidates qui tentent leur chance, issus des cursus européens, trois ont été sélectionnés pour la finale publique :  ils participeront à la création de leur œuvre dans des conditions professionnelles au Centre culturel des Bords de Marne (94), au cours de la saison 2020-2021*.

Pour le Mag’, Camille Villanove a mené l’enquête afin de cerner l’opportunité que représente ce concours dans le paysage de la musique contemporaine. 

* En raison de l’épidémie du coronavirus Covid-19, report du concours prévu au 15 avril 2021. Plus d’informations sur : www.orchestre-ile.com

 

 

Episode 4 : Le point de vue de la violoncelliste solo de l’Orchestre national d’Île-de-France, Natacha Colmez-Collard

Propos recueillis par Camille Villanove en avril 2020

Photo: ©Christophe Urbain
A son pupitre de violoncelle solo de l’Orchestre national d’Île-de-France, Natacha Colmez-Collard vibre avec son instrument dans un enthousiasme communicatif. Forte de ce charisme, en musique de chambre, elle ose programmer des pages rarement jouées ou contemporaines, au rang desquelles figurent des compositrices telles que Luise Aldopha Le Beau (1850-1927) ou Camille Pépin (née en 1990)*. Avec son ensemble Polygones, Natacha est la première à avoir interprété et enregistré la musique de cette compositrice révélée par l’Orchestre national d’Île-de-France lors du concours Île de créations 2015. Camille Pépin n’est alors qu’une étudiante, comme les trois jeunes hommes également en lice à l’épreuve finale. A l’issu des répétitions, un compagnonnage s’engage entre la jeune interprète et la jeune compositrice. 

Depuis, comment évolue la relation qu’entretient Natacha Colmez-Collard avec la création ? Quelles difficultés rencontre-t-elle à programmer des œuvres de compositrices au sein de ses formations de chambre ? La violoncelliste s’est confiée à Camille Villanove, pour le Mag.

Participer à la finale du concours Île de créations, qu’est-ce que ce cela vous apporte ? 

Je trouve que c’est un concours très bien pensé pour les compositrices et compositeurs. Je suis fière que ce soit mon orchestre qui l’organise. J’ai eu la chance de rencontrer Camille Pépin grâce à ce concours. J’ai adoré sa pièce, je suis allé lui dire tout simplement. De là est née une amitié. Certaines années j’ai un coup de cœur, parfois non. Participer m’intéresse, de toutes façons.

Les musiciens de l’orchestre doivent élire leur pièce favorite et cette voix compte parmi celles du jury. Sur quels critères vous appuyez-vous ?

Après avoir joué chaque nouvelle œuvre, je me demande : « Ai-je l’impression d’avoir fait un voyage ? Parfois au vu de la partition, mes collègues et moi sommes dubitatifs. Puis nous la jouons et nous rendons compte qu’il s’est passé quelque chose.  Compte aussi dans mon jugement le degré de plaisir instrumental que me dispense la pièce. Enfin, la lisibilité est également importante. Certaines partitions ont de nombreuses annotations ou symboles, souvent en trop petits caractère, qui renvoient parfois à un lexique liminaire. Or à l’orchestre, les deux ou trois courtes répétitions avant la Finale ne laissent pas suffisamment de temps pour nous approprier le langage de chaque candidat. Certains jeunes compositeurs et compositrices ne s’en rendent pas compte.

Après avoir joué chaque nouvelle œuvre, je me demande : « Ai-je l’impression d’avoir fait un voyage ?

Quels conseils donneriez-vous à une jeune compositrice ?

Justement, si c’est une pièce pour orchestre, je lui conseillerais d’écrire efficace pour les interprètes. Et plus généralement, de savoir se renouveler. C’est le plus difficile pour une créatrice ou un créateur.

Une femme qui a marqué votre parcours ?

Quand j’avais dix ans, c’était Jacqueline Dupré (1945-1987). Je jouais alors le Concerto pour violoncelle d’Elgar dans lequel elle s’est illustrée. Son jeu m’a beaucoup inspirée.

Quelle est première compositrice dont vous ayez entendu une œuvre ?

Entre mes dix et quinze ans, au cours d’un stage de musique de chambre à Martigues, j’ai entendu des œuvres composées par des femmes ; je ne me souviens plus de leur nom, à part Mel Bonis. Je ne me posais pas la question de savoir si les partitions étaient d’hommes ou de femmes. 

Au cours de vos études et concours, avez-vous été amenée à travailler des œuvres de compositrices ?

Je n’ai jamais joué une seule œuvre de femme de toutes mes études, y compris au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris. Je n’ai pas passé un seul concours où une œuvre de femme était imposée, notamment les concours d’orchestre. D’ailleurs, le milieu du violoncelle est encore très masculin en France. Lorsque j’étais au CNSM, tous les professeurs et assistants des classes de violoncelle étaient des hommes. Quand j’avais le choix de mon programme d’examen, je n’ai pas proposé d’œuvre de compositrice. Maintenant que j’ai trente ans et que je suis mère, ma vision des femmes artistes a changé. J’ai plaisir à jouer des œuvres de femmes. Non parce qu’elles sont écrites par des femmes, mais parce qu’elles sont belles et qu’elles sont très peu jouées.

Je n’ai jamais joué une seule œuvre de femme de toutes mes études, (…) ni passé un seul concours où une œuvre de femme était imposée.
La rareté d’une œuvre vous stimule ?

Oui, j’adore trouver des œuvres que personne ne joue. Je trouve dommage que dans le monde entier, les interprètes choisissent le même répertoire. En musique de chambre, j’éprouve un grand plaisir à faire découvrir au public des musiques inconnues.

J’ai plaisir à jouer des œuvres de femmes. Non parce qu’elles sont écrites par des femmes, mais parce qu’elles sont belles et qu’elles sont très peu jouées.

Comment réagissent les programmateurs ? 

Ils ont peur de ne pas attirer de public. Il est naturel, en effet, d’aimer ce que l’on connaît déjà. Reconnaître est réconfortant. Si je vois un programme avec trois œuvres que je ne connais pas, je ne vais pas forcément y aller. Sauf s’il y a un interprète que je tiens absolument à écouter. 

J’évite de construire des concerts uniquement de compositrices car je redoute les préjugés comme « la violoncelliste a choisi ces œuvres simplement parce qu’elles sont écrites par des femmes ». Ça pourrait être amusant de programmer à l’aveugle : cela réserverait bien des surprises. Le public attribuerait sûrement à une femme la musique qui sonne « de salon » et à un homme celle d’allure plus conquérante. Certes, une part importante du répertoire féminin relève de la musique de salon. Pourquoi ? Parce qu’en général, les femmes n’avaient pas le droit d’écrire autre chose, ni le niveau de formation pour voir plus grand. Cependant, je connais des œuvres d’hommes très légères et charmantes, et à l’inverse des œuvres de femmes bien moins douces !

Je connais des œuvres d’hommes très légères et charmantes, et à l’inverse des œuvres de femmes bien moins douces !
Alors, comment donner à vos trésors une chance d’être révélés au public ?

La solution consiste à équilibrer tubes et titres méconnus dans nos programmes. Par exemple, avec la pianiste Camille Belin, ma partenaire du Duo Neria**, nous venons de jouer au Musée de la vie romantique à Paris la Sonate pour violoncelle et piano de Grieg et celle de Luise Aldopha Le Beau. Personne ne connait cette compositrice qui a pourtant beaucoup écrit et avait la reconnaissance de figures influentes du milieu musical germanique tels que Carl Reinecke ou Niels Gade. A la sortie du concert, les gens nous ont dit : « c’est incroyable, c’est très beau; il faut en faire un spectacle, il faut l’enregistrer ! ». Ils venaient pour écouter la sonate de Grieg, pas celle de Le Beau dont ils ignoraient le nom. Mais ce dont ils se rappelleront, c’est d’avoir découvert un nouveau morceau. Pour moi c’est une grande satisfaction.

Le fait de présenter les œuvres avant de les jouer contribue à l’adhésion du public. Si nous introduisons la Sonate de Le Beau en disant « cette œuvre n’est jamais jouée, c’est normal que vous ne la connaissiez pas. Quand nous l’avons découverte, ce fut un vrai coup de cœur », les auditrices et auditeurs se sentent privilégiés. Cet aspect affectif les rassure. 

Quoiqu’il en soit, la meilleure façon de banaliser la programmation de musique de femmes, c’est simplement de la jouer. Par exemple, mon mari corniste a découvert une sonate pour cor et piano de Jane Vignery, de 1948. Superbe. Ces 5 dernières années, les cornistes l’ont redécouverte et se sont mis à la jouer et l’enregistrer de plus en plus !

Ce dont les gens se rappelleront, c’est d’avoir découvert un nouveau morceau. Pour moi c’est une grande satisfaction.
Vos derniers coups de cœur parmi les œuvres pour violoncelle composées par des femmes ?

La Sonate dramatique « Titus et Bérénice » de Rita Strohl (1898). Je suis tombée dessus par hasard en écoutant un disque d’Edgar Moreau et David Kadouch. Le langage est très dense, le caractère guerrier. Je recommande aussi le mouvement lent de la Sonate opus 17 de Le Beau qui relève plus de la musique de salon. Le 3e mouvement de cette sonate commence comme le début de la 2e de Mendelssohn. La compositrice l’avait sans doute entendu.

La meilleure façon de banaliser la programmation de musique de femmes, c’est simplement de la jouer.
Est-il difficile de trouver des œuvres pour violoncelle composées par femmes ?

Quand j’ai commencé à me pencher sur le répertoire pour violoncelle et piano, j’ai constaté que beaucoup de femmes ont écrit pour piano, voix ou violon. Très peu pour le violoncelle***. Parmi les œuvres que je trouve sur internet, Camille Belin et moi sélectionnons celles qui sont vraiment belles, pas encore trop jouées, comme la Sonate d’Ethel Smyth. J’adore ce travail de recherche. Quant à l’ensemble Polygones (violon, violoncelle, cor, clarinette, piano), à part la pièce que Camille Pépin a composée sur mesure pour nous, je n’ai pas trouvé de pièce de compositrice pour cette formation rare.

*Luna (2016) pour violon, violoncelle, clarinette, cor et piano. Commande de l’Ensemble Polygones.

**Neria, déesse sabine de la Force et de la Bravoure : c’est cette image d’énergie et de force qui inspire les deux jeunes femmes dans leurs ambitions, leur choix de répertoire, et leurs interprétations.

***Cet instrument leur fut longtemps interdit à cause de la position qu’il requiert, jugée indécente.

A écouter

L’album Chamber Music – Œuvres de Camille Pépin par l’Ensemble Polygones (2018, NoMadMusic)

  • Lyrae pour quatuor à cordes, harpe, percussions
  • Chamber Music pour mezzo-soprano, violon, violoncelle, cor, clarinette, piano ; Commande du Festival Présences féminines.
  • Indra pour violon et piano
  • Luna pour violon, violoncelle, clarinette, cor et piano
  • Kono-Hana pour violoncelle 

Fiona McGown, mezzo-soprano ; Célia Oneto Bensaïd, piano ; Raphaëlle Moreau, violon ; Natacha Colmez-Collard, violoncelle ; Ensemble Polygones, direction Léo Margue

Prochainement sur le Mag

Ils & elles jouent : Interview de la mezzo-soprano Marielou Jacquard

Par Aliette de Laleu.

 

[…] Pour jouer les compositrices du passé, c’est plus complexe et cela demande plus de travail en profondeur sur la recherche, de partitions, de matériel…On ne m’a jamais appris à faire ce travail au conservatoire.
Auteur
Camille Villanove