Entretien avec son petit-fils François-Henri Labey

Propos recueillis par Camille Villanove en janvier 2021

Après le catalogue d’Edith Lejet et de Pierrette Mari, Présence compositrices vient d’éditer le catalogue de Charlotte Sohy (1887-1955). Opéra, symphonie, mélodies, musique de chambre : une quarantaine d’œuvres (plus celles sans numéro d’opus) qui seraient demeurées dans l’oubli sans le travail de fourmi entrepris il y a quarante ans par son petit-fils, l’ancien directeur de conservatoire François-Henri Labey. En 2019, la Symphonie « Grande guerre » de Sohy conquiert le Théâtre des 2 Scènes à Besançon lors de sa création posthume sous la direction de Debora Waldman. Plusieurs concerts se dessinent à l’horizon, qui continueront de redonner vie à ces œuvres de la première moitié du XXesiècle.

En attendant, Présence compositrices vous révèle aujourd’hui l’histoire de cette grande créatrice à travers le témoignage de l’un de ses vingt-et-un petits enfants, François-Henri Labey.

Charlotte Sohy à 22 ans et à 45 ans.

Je fais connaissance avec ma grand-mère à travers sa musique.

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Si vous deviez décrire la compositrice Charlotte Sohy en trois mots ?

Mystique, lyrique, confiante dans la vie et dans la providence. C’est à travers sa musique que je fais connaissance avec ma grand-mère. Je n’ai pas eu de lien affectif avec elle, j’étais petit quand elle est décédée – et puis elle n’était pas du genre « guiliguili ».

En 1974, vingt ans après la mort de votre grand-mère, vous commencez à exhumer des manuscrits de la maison familiale : collecter, classer, dater, déchiffrer. Qu’est-ce qui vous a incité à mener cette recherche ?

Etant l’un des deux seuls musiciens professionnels parmi les descendants, j’ai été chargé de mission par mes oncles et tantes. Ils m’ont désigné comme ayant-droit à la SACEM.

Avez-vous immédiatement perçu la qualité des œuvres de Charlotte Sohy ? 

Mon intérêt se portait davantage vers la musique de mon grand-père, l’époux de Charlotte, le compositeur Marcel Labey. C’est mon cousin, violoniste, qui m’a convaincu du contraire. Au fur et à mesure que je lisais les partitions de Charlotte Sohy, en particulier son œuvre vocale, j’ai constaté qu’effectivement, les mélodies de son mari étaient moins intéressantes. Pendant des années, j’avais essayé de faire jouer des œuvres de Marcel. A présent je ne travaille quasiment plus que sur demande et ces demandes concernent toujours la musique de Charlotte !

École César Franck : Marcel Labey en cours de musique de chambre.

En quoi consiste ce travail ?

Depuis que je suis à la retraite, je passe deux à quatre heures par jour à saisir sur ordinateur les partitions de mes grands-parents. Beaucoup sont manuscrites, d’autres sont incomplètes. Parallèlement, jai édité le catalogue chronologique, par numéro dopus. Apprenant l’existence de la Symphonie*, la cheffe Debora Waldman m’a demandé le matériel d’orchestre. Nous nous sommes rendu compte que les grandes liaisons dexpression avaient été mises mais pas les articulations. Avec Debora et François-Marie Drieux, violon-solo invité de lOrchestre Victor-Hugo Franche-Comté, nous avons travaillé deux ans sur la révision. D’autres musiciens cherchent les partitions de Sohy pour les jouer, les enregistrer. J’ai plaisir à leur adresser après les avoir éditées.

Son langage est expressif, néo-romantique.

Grâce à vos investigations, le pianiste Francis Paraïso a pu réaliser le catalogue de Sohy que Présence compositrices publie aujourd’hui, par genre musical. Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?

Il y a deux manuscrits** que je ne trouve pas après avoir fouillé du grenier à la cave. Cependant, ce qui a le plus compliqué notre recensement, c’est le fait que cette compositrice a écrit sous des pseudonymes : Louis Rivière, Claude Vincent, etc.

Parlez-nous de la musique de Charlotte Sohy.

Cette musicienne était avant tout une littéraire, experte dans lart de la conversation. Comme toute jeune-fille de la haute bourgeoisie, elle prend des cours de déclamation. Elle joue et écrit des pièces de théâtre, un roman. Ce qui l’intéresse, c’est l’articulation du texte et de la musique. Elle déploie sa veine lyrique et une prosodie sans faille dans ses mélodies, ses pièces pour chœur, dans son opéra. Son langage est expressif, néo-romantique.

Cette œuvre est poignante.

Quelle œuvre conseillez-vous d’écouter pour entrer dans son univers créateur ?

La meilleure porte d’entrée me semble la Symphonie, sa seule œuvre qui n’avait jamais été jouée. Je l’ai littéralement trouvée au fond d’un tiroir. Cette œuvre est poignante, son histoire aussi . A la veille de la guerre de 1914, Charlotte a 27 ans. Le couple d’artistes qu’elle forme avec Marcel Labey a déjà quatre enfants. De nombreuses pages comptent déjà à son catalogue quand Charlotte manifeste à son ancien professeur de composition Vincent d’Indy son désir d’écrire un drame lyrique. « Ecrivez d’abord une symphonie pour vous faire la main » lui répond le directeur de la Schola cantorum, personnalité éminente de la vie musicale. Quand Marcel part à Verdun, Charlotte esquisse le premier mouvement. Pendant qu’elle écrit le deuxième, elle apprend la mort de son mari. Une semaine après, on lui annonce l’avoir retrouvé vivant. Charlotte mettra trois ans à achever son unique symphonie.

Hôpital de Verdun, 1915 : Charlotte Sohy au chevet de Marcel Labey blessé.

Ma grand-mère dissimulait sa féminité en signant « Ch. Sohy ».

Pourquoi cette Symphonie n’a jamais été jouée du vivant de la compositrice ?

Cela tient à l’évolution du goût. Dans les années 1900-1910 au même titre que son mari, Charlotte est intégrée parmi l’élite culturelle. Au salon de Marguerite de Saint-Marceaux, sa musique est jouée et entendue par Dukas, Ravel, Fauré. Mais au lendemain de la Guerre arrivent les Années folles, le manifeste de Cocteau contre le wagnérisme et le debussysme, l’engouement pour le jazz, pour le foxtrot. La musique de Sohy nest plus à la mode, en particulier cette symphonie aux accents dramatiques. Elle ne trouve pas de chef pour la diriger ni de directeur pour la programmer.

Un argument complémentaire à cette explication m’a été fourni par la musicologue Florence Launay : celui d’une misogynie qui gagne le milieu artistique surtout à partir de 1914. D’ailleurs,  ma grand-mère, épouse Labey née Durey dissimulait sa féminité en signant sa musique « Ch. Sohy », du nom de son grand-père maternel Charles Sohy.

Après s’être familiarisée avec la grande forme orchestrale comme lui conseillait d’Indy, Sohy concrétise son ambition de drame lyrique. Elle choisit une nouvelle extraite des Liens invisibles de Selma Lagerlöf – la première femme prix Nobel de littérature en 1909. Cette œuvre a-t-elle subi la même difficulté à trouver son public ?

L’héroïne d’Astrid et cette histoire où se mêlent la légende et le divin inspirent Charlotte Sohy au point qu’elle en adapte elle-même le livret pour son opéra. Des compositeurs très en vue comme Roussel et Messager, même Albert Carré le directeur de lOpéra comique jugent que ce drame lyrique est intéressant. Mais son successeur refuse de le monter. Sohy s’accroche et ce n’est que vingt ans plus tard, en 1947 qu’Astrid ou L’Esclave couronné est créé à Mulhouse avec la contralto Denise Scharley dans le rôle-titre.

Vous évoquez une reconnaissance fluctuante selon les courants musicaux. Au sein de sa famille, de quel crédit bénéficiait la compositrice ? 

« Charlotte est née au bon endroit, au bon moment, dans un milieu aisé et favorable aux arts » selon Florence Launay. Son père, ingénieur, a encouragé les dons de sa fille : théâtre, littérature, musique. Constatant le goût de Charlotte, alors élève de Louis Vierne, pour lorgue, il fait installer un Cavaillé-Coll à la maison. Quant à son mari, il soutient son travail de compositrice, dirigeant sa musique à l’occasion. Ils se montraient leur production, se demandaient ce quils en pensaient.

Comment Charlotte Sohy se percevait-elle en tant qu’artiste ? Sa maternité a-t-elle été un frein dans sa vocation ?

Elle était précoce et a connu dès sa jeunesse d’autres femmes qui composaient. Elle fut l’amie d’enfance de Nadia Boulanger ; plus tard, Mel Bonis l’aida à entrer à la Schola Cantorum. Charlotte avait conscience de sa valeur artistique, indépendamment de son sexe. Pour preuve, cette anecdote :  Nous sommes en 1905 au salon Saint-Marceaux à Paris. Vincent d’Indy est invité, qui vient d’éditer l’Orfeo de Monteverdi en français. A table, Charlotte s’exclame : « je ne sais pas qui a fait la traduction du livret. C’est maladroit à certains passages ! » Tout le monde pique le nez dans son assiette sachant que c’était d’Indy. Ce dernier d’avouer timidement « C’est moi. Vous avez raison Charlotte ! » Eclat de rire général.
Mère de six enfants, elle jouissait despace pour composer car le foyer vivait grand train, nounous, bonnes, précepteurs. Comme Marcel, elle composait par nécessité personnelle. Elle nattendait pas de revenus de ses partitions, ni de ses concerts. « Si jai des idées, aurait pu dire Charlotte, j’écris;  quand je nen ai pas, je n’écris pas ».

Août 1931 – Charlotte Sohy entourée de ses enfants.

Elle composait par nécessité personnelle.

Comment Charlotte Sohy se percevait-elle en tant qu’artiste ? Sa maternité a-t-elle été un frein dans sa vocation ?

Elle était précoce et a connu dès sa jeunesse d’autres femmes qui composaient. Elle fut l’amie d’enfance de Nadia Boulanger ; plus tard, Mel Bonis l’aida à entrer à la Schola Cantorum. Charlotte avait conscience de sa valeur artistique, indépendamment de son sexe. Pour preuve, cette anecdote :  nous sommes en 1905 au salon Saint-Marceaux à Paris. Vincent d’Indy est invité, qui vient d’éditer l’Orfeo de Monteverdi en français. A table, Charlotte s’exclame : « je ne sais pas qui a fait la traduction du livret. C’est maladroit à certains passages ! » Tout le monde pique du nez dans son assiette sachant que c’était d’Indy. Ce dernier d’avouer timidement « C’est moi. Vous avez raison Charlotte ! » Eclat de rire général.
Mère de sept enfants, elle jouissait despace pour composer car le foyer vivait grand train, nounous, bonnes, précepteurs. Comme Marcel, elle composait par nécessité personnelle. Elle nattendait pas de revenus de ses partitions, ni de ses concerts. « Si jai des idées, aurait pu dire Charlotte, j’écris;  quand je nen ai pas, je n’écris pas ».

La programmation de la Symphonie a marqué un grand pas dans la connaissance de Charlotte Sohy. Quelle serait l’étape suivante selon vous ? 

Plusieurs concerts et un projet de disque sont en cours (voir ci-dessous « Actualités »). D’une façon générale, ce que je continue de souhaiter, c’est que des gens aient envie de découvrir cette musique, tout simplement.

 

*Après avoir dirigé une autre œuvre de cette compositrice au festival Présences Féminines en 2013.
**Nocturne op. 28 pour alto et piano et Tambourin pour piano.

Auteur
Camille Villanove