Odette Gartenlaub, composer pour répondre à sa nécessité intérieure

Propos recueillis en octobre 2022 par Claire Lapalu

Le centenaire de la naissance d’Odette Gartenlaub, célébré le 13 mars 2022, est l’occasion de mettre en lumière la richesse de la carrière de cette musicienne décédée en 2014. Si son œuvre pédagogique circule abondamment dans les conservatoires, une plongée dans l’œuvre et dans la vie d’Odette Gartenlaub permet de constater que son apport excède largement le domaine de la didactique musicale. Elle s’inscrit en effet dans une période de grande effervescence créatrice au sein de laquelle elle parvient à tracer son propre sillon depuis un Premier Grand Prix de Rome en 1948 à ses dernières œuvres au début du XXIème siècle.

Le MAG a rencontré Jean-Michel Ferran, auteur de Odette Gartenlaub, les vies multiples d’une musicienne du XXème siècle. Ancien élève de la compositrice, il nous permet d’appréhender la personnalité aussi exigeante que chaleureuse de l’une des actrices majeures de la vie musicale française du siècle passé.

Odette Gartenlaub en 1948

Odette Gartenlaub a traversé une période où s’entrecroisent des manières très diverses d’appréhender la création musicale. Quelles ont été, pour elle, les voies d’entrée dans le métier ?

C’est en l’entendant chanter un air de Lakmé, un opéra de Léo Delibes, qu’un client de son père pressent les qualités musicales d’Odette, qui n’est encore qu’une enfant. Ce moment est l’événement déclencheur qui la conduit à entrer au Conservatoire de Paris dans la classe de piano de Marguerite Long. Après un Premier Prix de piano obtenu dès 1936, elle étudie auprès de Lazare Lévy et Yves Nat, notamment pendant l’occupation. Pendant cette période, Odette Gartenlaub a été mise à la porte du conservatoire en raison de son ascendance juive. L’épreuve infligée, dont elle parlait avec beaucoup de pudeur, explique peut-être le besoin de passer à autre chose après la guerre.

Marguerite Long ne comprenait pas pourquoi elle ne se consacrait pas pleinement à une carrière de pianiste.

Au sortir de la guerre, Odette Gartenlaub vient à la composition, en intégrant les classes de Darius Milhaud et de Henri Busser au Conservatoire. Quelle a été la nature de sa formation de compositrice ?

Tout d’abord, il faut dire que son chemin vers la composition a été émaillé d’incompréhensions, en particulier de la part de Marguerite Long qui ne comprenait pas pourquoi elle ne se consacrait pas pleinement à une carrière de pianiste. Il lui a fallu affirmer sa détermination à composer, ce qui était pour elle absolument nécessaire.

En ce qui concerne sa formation, Odette racontait qu’elle s’était rendue compte, en partant à la Villa Médicis, qu’elle ne connaissait rien à la musique contemporaine : ni Bartòk, ni la musique dodécaphonique, alors qu’on était tout de même en 1948. Elle n’avait pas suivi les cours de Messiaen au Conservatoire et l’enseignement qu’elle avait reçu s’inscrivait dans une tradition assez académique. Sa découverte de la musique contemporaine s’est donc opérée au sortir du Conservatoire et c’est par elle-même qu’elle a construit sa connaissance des musiques nouvelles.

D’ailleurs elle confiait sa frustration que les lauréats et lauréates du Prix de Rome ne puissent se rendre qu’à la Villa Médicis et qu’il ne lui ait pas été proposé d’aller découvrir ce qu’on faisait à Darmstadt au même moment. Son appétit de découverte était manifeste et s’est trouvé encouragé par sa rencontre avec son futur mari, un élève de Max Deutsch, lui-même ardent partisan de la musique d’Arnold Schoenberg.

Lorsque que vous rentrez de Rome, tout le monde vous a oublié et il faut tout recommencer, confiait Odette Gartenlaub.

En rentrant en France, comment met-elle à profit ses découvertes récentes ? Comment peut-on caractériser la musique d’Odette Gartenlaub ?

Jusque-là, elle a pratiqué un style très académique, fondé sur l’étude assidue de l’harmonie. Elle était d’ailleurs assez lucide sur cet héritage un peu lourd et disait à ses élèves de quitter les classes d’harmonie au risque de ne plus arriver à abandonner l’écriture à quatre voix !

Le retour en France après le passage à la Villa Médicis est difficile. Après avoir passé trois ans et demi à Rome, Odette Gartenlaub a la sensation d’avoir été complètement oubliée et de devoir tout reconstruire afin de remettre sa carrière en route, ce qu’elle fait en intégrant la Société musicale parisienne.

Dans la recherche de sa propre voie musicale, elle explore diverses directions. Elle fait par exemple quelques essais du côté du jazz avec notamment Le Chemin, sous-titré « jazz oratorio » et composé en collaboration avec Jack Diéval. Associant langage contemporain et jazz, cette œuvre témoigne de son intérêt pour des styles variés plus que pour une école en particulier.

Peut-on dire qu’il s’agit pour elle de trouver sa propre langue musicale plutôt que de s’associer à une école précise ?

En effet, elle témoigne tout au long de sa vie d’une volonté d’indépendance. Elle est allée voir du côté de la musique électroacoustique, qui se développe beaucoup au début de la carrière d’Odette Gartenlaub. Elle en retire un goût certain pour les champs sonores inouïs qu’elle tendra à reproduire dans ses œuvres. Mais elle garde néanmoins ses distances avec la pratique de l’électroacoustique. De même, elle n’a jamais vraiment versé dans le sérialisme qui était une direction importante pour l’avant-garde de son temps.

Finalement, elle a évolué plutôt dans la conception sonore que lui a apportée l’école polonaise, avec des compositeurs comme Lutoslawski ou Penderecki. Elle en a eu une lecture personnelle, affranchie de toute doxa mais on peut observer une attirance vers des métriques libérées de la rigueur du temps strié et régulier. On trouve régulièrement une écriture rythmique mettant en jeu des rythmes aléatoires, proches d’un geste improvisé. Sa musique est traversée d’une rythmique très marquée, parfois d’un travail d’accentuation assez violent dont la puissance surprend au regard de son aspect menu et de sa personnalité discrète.

Odette Gartenlaub se tient donc à distance des groupes de musiciens et musiciennes qui s’organisent autour d’une esthétique précise. Dans quels lieux évolue-t-elle et avec qui échange-t-elle sur son travail ?

Elle s’inscrit finalement dans une esthétique post-ravelienne à l’instar de personnalités comme Henri Dutilleux ou Jacques Castérède, d’autres occultés du Domaine musical de Pierre Boulez. Néanmoins sa musique est jouée, notamment aux concerts du « Triptyque » [une association de concerts parisienne, active entre 1934 et 2001]. Odette Gartenlaub s’agace d’ailleurs d’être programmée dans des concerts réservés aux compositrices, révélant là encore son irritation à être catégorisée.

En dépit de sa nature très discrète et timide, de sa désaffection pour les réseaux et les cercles, elle a des échanges avec de nombreuses personnalités. L’un de ses plus proches collaborateurs est le chef d’orchestre et compositeur Désiré-Émile Inghelbrecht. Grand admirateur de la pianiste qu’elle était, il l’a beaucoup sollicitée comme soliste. Comme il était très impliqué à la radio, la plupart des commandes reçues par Odette Gartenlaub de l’ORTF sont dues à l’intervention d’Inghelbrecht.

Et puis il y a eu des amitiés sincères, assaisonnées d’échanges musicaux enthousiasmants : c’est le cas par exemple avec Georges Delerue, malgré leurs styles très différents ou avec la compositrice Adrienne Clostre.

L’œuvre d’Odette Gartenlaub se caractérise par une attirance vers des espaces sonores à découvrir.

Le travail de catalogage de l’œuvre d’Odette Gartenlaub a permis de mettre à jour plus de 130 œuvres, hors ouvrages pédagogiques. Quels sont les genres et les instruments qu’elle a particulièrement plébiscités ?

Ce qui est frappant, c’est le goût toujours renouvelé pour les instruments à vents. Peut-être que c’est une réminiscence de son enthousiasme pour les musiques militaires qu’elle a aimé depuis toute petite. Mais c’est surtout le témoignage de son attirance vers des espaces sonores encore peu traités. L’émancipation des cuivres est encore récente au moment de la carrière d’Odette Gartenlaub. Il y a donc tout un répertoire à construire, de nouvelles explorations de timbres à mener. Elle rejoint là l’héritage laissé par Edgar Varèse dont la musique a beaucoup marqué la compositrice.

Les instruments à vents ont donc été particulièrement investis de son intérêt, ainsi que la voix dont on se souvient qu’elle avait été son moyen d’entrée dans la musique. Elle a d’ailleurs un traitement assez moderne de la vocalité, mettant souvent en scène la voix sans texte, avec des onomatopées, la considérant pour ses qualités sonores avant tout.

Odette Gartenlaub, les vies multiples d’une musicienne du XXème siècle. Editions Aedem musicae

Nous avons mis jusqu’ici le focus sur l’activité de compositrice de Gartenlaub. Pourtant, si nous reprenons le titre de votre ouvrage, ce sont bien des « vies multiples » qu’elle a menées.

En effet, à partir des années 1960, elle devient très absorbée par la pédagogie. Comme souvent pour les compositeurs et compositrices ayant obtenu un Prix de Rome, elle se voit confier une classe au Conservatoire de Paris, en l’occurrence une classe de solfège. Par la suite, ce seront la classe de déchiffrage piano et la classe de pédagogie de la formation musicale. On peut souligner que la diversité des disciplines enseignées est à elle seule révélatrice des compétences plurielles d’Odette Gartenlaub.

Ce travail de professeure, qu’elle investit ardemment, témoigne de sa vivacité intellectuelle. En effet, elle constate avec une certaine surprise que ce qui était si naturel et évident pour elle, notamment dans le rapport au piano, ne l’est pas pour chacune et chacun de ses élèves. C’est la raison pour laquelle elle développe une réflexion de fond sur les outils didactiques et pédagogiques nécessaires à la transmission de la musique.

Les réflexions pédagogiques menées par Odette Gartenlaub lui valent d’ailleurs une reconnaissance institutionnelle. Comment devient-elle une personnalité incontournable dans le domaine de l’enseignement de la formation musicale ?

Dès le début de sa carrière d’enseignante, elle est frappée par la nécessité de mettre de la musique dans les cours de solfège, ce qui n’allait pas de soi. Ainsi elle commence à utiliser des œuvres de Bartók pour aborder l’apprentissage du rythme ou bien emprunte des lieder de Robert Schumann pour travailler le déchiffrage chanté. C’est ainsi que s’établit sa réputation de pédagogue et que Marc Bleuse, alors inspecteur à la Direction de la Musique, la sollicite pour entamer la réforme du solfège. Après quelques années de travail fructueux, le terme de « solfège » disparaît des textes officiels du Ministère de la culture, remplacé par « formation musicale » qui témoigne de la volonté de remettre la musique au centre. Le travail fourni par Odette Gartenlaub ne s’arrête pas là, puisqu’elle participe ensuite à la création de l’Association des professeurs de formation musicale. Toujours avide de découvertes, elle s’intéresse à des méthodes pédagogiques innovantes comme celles de Jaques-Dalcroze ou d’Edgar Willems.

Son implication dans son métier d’enseignante, le temps passé à préparer ses cours, l’a conduite à délaisser en partie son travail de compositrice.

Comment a-t-elle mené toutes ces activités de front ?

Grâce à un caractère très déterminé, sans aucun doute. Mais aussi avec des difficultés, il faut le reconnaître. Il est indéniable que ses nombreuses activités d’enseignante ont freiné son travail de composition. Elle évoquait d’ailleurs à ce propos la nécessité d’avoir un rapport quotidien à la création afin d’entraîner une mécanique et des réflexes. Selon elle, l’éloignement de l’activité de composition était un frein au développement de l’œuvre, non seulement en quantité mais également car cela entraînait à chaque fois une perte d’habitudes et de repères. Son implication dans son métier d’enseignante, le temps passé à préparer ses cours, l’a conduite à délaisser en partie son travail de compositrice.

Pour autant, on peut voir dans ses exercices de déchiffrage l’incarnation de deux de ses métiers : la pédagogue et la compositrice.

Dans la diffusion de son œuvre, peut-on considérer que son action pédagogique immense a joué contre sa reconnaissance en tant que compositrice ?

Il est certain que l’enseignante a été plus visible que la compositrice. Néanmoins, les actions se multiplient pour que ses œuvres soient connues. À ce titre la base de données « Demandez à Clara » est un outil remarquable. Le centenaire de sa naissance a été l’occasion de mettre un coup de projecteur sur son œuvre et de nombreux hommages lui ont été rendus. En témoigne la plaque déposée sur son immeuble par la Ville de Paris.

Pour faire perdurer cet élan, il y a bien des perspectives ! Tout d’abord, il reste de nombreuses partitions à éditer pour qu’elles puissent circuler, en particulier des mélodies de l’époque de la Villa Médicis. Les enregistrements d’Odette Gartenlaub pianiste sont aussi à faire découvrir, surtout de ce qu’elle a gravé de Debussy. Des œuvres méritent d’être enfin jouées, comme son Concerto pour clarinette, d’un langage très abouti et dont la création à l’ORTF a été annulée en dernière instance.

Les projets sont nombreux et l’association créée par les amis d’Odette Gartenlaub s’emploie activement à faire perdurer le legs qu’elle a laissé.

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