Des mots, des expressions, des situations, rencontrés au cours de mes pérégrinations en faveur des compositrices…

Ghetto

A l’occasion du 8 mars, journée internationale des droits des femmes, et pour accompagner la nouvelle actualisation de Demandez à Clara, notre base de données 100% dédiée aux compositrices et à leurs œuvres, je me réjouis du fait que de plus en plus de professionnelles et professionnels prennent conscience de l’intérêt que représente la création musicale des femmes, ainsi que du nombre croissant d’initiatives en leur faveur.

En ce qui me concerne, je décide aujourd’hui d’en prendre une nouvelle et me propose, avec une série de petits textes, de témoigner de certaines expériences faites tout au long des quinze années que je viens de passer au service des compositrices et de leurs œuvres.  Une manière à la fois de mesurer le chemin parcouru, mais également celui qui est devant nous…

Car s’il est important et juste de se réjouir d’un changement de paradigme en faveur des compositrices, cela ne veut pas dire qu’il ne reste pas du chemin à parcourir, ni bien des présupposés et autres craintes à déconstruire. Parmi elles, et c’est le mot que j’ai choisi pour ce premier petit texte, la peur du « ghetto ». Un ghetto !

Un mot qui revient très régulièrement, parfois même dans la bouche de celles et ceux qui sont les plus impliqués dans la recherche d’un équilibre femme/homme. Je me suis toujours sentie mal à l’aise avec ce mot ; et, à chaque fois surprise par ce qu’il représente en termes de projection négative, je n’ai souvent eu, en guise d’arguments pour y répondre, qu’une seule question : « Mais pourquoi dites-vous cela ? ». Ce qui n’est pas un argument !

Alors, pour m’assurer que le sentiment de malaise que j’éprouve est bien justifié, j’ai voulu vérifier avant tout autre chose la signification de ce mot dans le Larousse :

– Quartier juif de certaines villes d’Europe. (Suivant les époques, les Juifs y résidaient librement ou étaient soumis à des lois de ségrégation. Le premier ghetto apparut à Venise en 1516.)

– Lieu où une minorité vit séparée du reste de la société.

– Milieu renfermé sur lui-même, condition marginale dans laquelle vit une population ou un groupe : Un pays qui veut sortir de son ghetto économique.

En ce qui concerne la première définition, il semble évident qu’elle n’a rien à voir avec le fait de proposer un programme ou une manifestation toute entière en faveur des femmes. Mais ce rappel de l’histoire me donne envie de mentionner quelques compositrices d’origine juive : Fanny Mendelssohn, dont vous connaissez sans doute le magnifique Trio en ré mineur opus 11, ou Henriette Bosmans, dont le Poème pour violoncelle et orchestre devrait être au programme de bien des saisons symphoniques. Également Rosy Wertheim, dont vous pourriez découvrir le quatuor à cordes. Ou encore Elsa Barraine, si injustement oubliée des programmations françaises et dont tant d’œuvres méritent d’être jouées, programmées, dirigées, enregistrées, bref tout ce que l’on fait en général avec les œuvres des « grands » ; car si Elsa Barraine a eu suffisamment d’humour pour se moquer, à travers son « Ouvrage de dame » des poncifs réactionnaires de l’époque, force est de constater que sa présence est encore rare dans les programmations. Il serait juste que sa Symphonie n°2 soit inscrite au top 10 des œuvres de compositrices à offrir au public.

Pour ce qui est de la seconde définition je m’interroge. En quoi un projet en faveur de la création musicale des femmes constituerait-il un « lieu », dans lequel elles-mêmes et leurs œuvres seraient « séparées du reste de la société », alors que la démarche consiste justement à les sortir de l’invisibilité, à les mettre en lumière et leur permettre d’être, enfin, aux côtés de leurs pairs masculins ? Ou est-il question d’exclusion dans une démarche d’inclusion ? Et avoir un « lieu à soi » implique-t-il, dans ce cas et « par défaut » parce qu’il s’agit de femmes, d’être coupé du « reste de la société », voire d’être en opposition à lui ?

Il reste donc la troisième définition, celle du « milieu refermé sur lui-même », qui est sans doute celle qui convoque la plupart des peurs et des présupposés de bien de nos concitoyennes et concitoyens. Et ce qui m’interpelle c’est que parfois, pas toujours, cette peur du « ghetto » émane de celles et ceux qui – depuis des décennies – entretiennent et profitent avec une parfaite bonne conscience de ce « milieu refermé sur lui-même », dont ils ou elles sont issus.

Combien de saisons, de festivals, de concerts, d’examens ou de concours, sans œuvres de femmes au programme ? Et pourquoi n’ai-je jamais entendu le mot « ghetto » quand seules les œuvres des hommes sont au rendez-vous d’une programmation artistique ? Et pourquoi également n’ai-je jamais entendu ce mot à propos de projets qui focalisent leurs actions sur une ligne artistique pointue ou un répertoire particulier ?

Y aurait-il un « ghetto pianistique » du festival international de la Roque d’Anthéron, ou un « ghetto JSB » du festival Bach en Combrailles ? Ou même un « ghetto musique française romantique » porté par le Palazzetto Bru Zane ? Ridicule n’est-ce pas ?

Tous ces projets remarquables font un focus sur un sujet particulier, et c’est ce focus qui permet soit d’explorer la totalité d’un répertoire, soit de redonner à de belles œuvres oubliées les conditions d’une nouvelle vie, soit d’extraire de tout un corpus d’œuvres celles qui méritent que l’on continue de les jouer, etc. Non, à aucun moment en ce qui concerne les projets spécialisés il n’est question de « ghettoïsation », alors même que – force est de le souligner – nombre de ces projets ont pendant des décennies totalement ignoré les œuvres des femmes.

C’est peut-être maintenant que le mot « minorité », employé dans la seconde définition, mérite d’être mentionné : « Lieu où une minorité vit séparée du reste de la société ». Les compositeurs et leurs œuvres ont de tous temps été si nombreux qu’il aurait été de facto impossible d’imaginer que ce soit « ghettoïsant » de les programmer ! Non, c’était tout simplement légitime et normal. Mais les compositrices – et les autrices, les sculptrices, les poétesses…et toutes les autres – elles, ont effectivement été de tous temps minoritaires, convaincues de l’être et forcées de le rester. Mais ce n’est pas elles qui ont fait le choix d’être « séparées du reste de la société ». Car choisit-on de se « ghettoïser » quand on a d’autres options possibles ?

Alors de quoi parle-t-on exactement quand on emploie ce mot ? Et pourquoi est-il si souvent présent quand on débat d’un projet relatif aux femmes, alors même que le projet n’est parfois qu’à l’état d’ébauche, ou qu’il n’est pas connu en profondeur par la personne qui d’emblée le qualifie ainsi, ou s’enquiert de savoir où elle met les pieds ? Et que signifie ce mot dans la bouche de celles et ceux qui portent des projets en faveur des femmes ?

Je me dis que, dans tous les cas, il est révélateur de certaines de nos peurs.

Peur d’être débordé et peut-être relégué au second plan par toutes ces créatrices dont on ignorait qu’elles étaient si nombreuses et si douées, par ce « péril rose » comme le nommait un journaliste à l’époque de Lili Boulanger.

Peur d’être stigmatisé, excès de zèle, besoin de se rassurer sur sa légitimité et celle du projet. Comme s’il fallait absolument démontrer qu’un projet destiné à valoriser les femmes doit rester et restera, ne vous inquiétez pas, dans un périmètre bien cadré et rassurant pour toutes celles et ceux qui n’avaient jamais pensé qu’un tel projet puisse avoir de la valeur.

Qui veut-on rassurer, soi-même ou les autres, et quels autres ? Celles et ceux qui, par défaut, seront enclins à penser qu’un projet en faveur des femmes est toujours militant, féministe, politique…et que c’est dangereux ?

Il est assez facile et rapide d’identifier des discours qui prônent l’exclusion et la radicalité. Je ne m’habituerai donc jamais à accepter que des mots inappropriés soient employés pour qualifier des projets qui défendent avant tout une ligne artistique et des objectifs essentiels pour lesquels ils ont seulement besoin d’un temps dédié. N’oublions pas que tous ces projets ont à lutter contre des siècles d’invisibilité. Et ce n’est pas parce qu’enfin nous prenons conscience d’un douloureux problème qu’il peut être résolu en quelques mois…ou quelques initiatives !

Journée des droits des femmes :
La place des compositrices en 2021

Intervention de Claire Bodin (13’50) dans La Matinale de France Musique du lundi 8 mars 2021 : A écouter ici

Auteur
Claire Bodin