Entretien avec la pianiste Célia Oneto Bensaid invitée du festival Présences Féminines 2020

Propos recueillis par Emmanuelle Bordon en septembre 2020

 

Pianiste et accompagnatrice, Célia Oneto Bensaïd joue régulièrement, dans les concerts et les festivals, tant en solo qu’en musique de chambre et avec orchestre. Le 16 octobre, elle interprétera, dans le cadre du festival Présences féminines, le cycle d’après la lecture de Dante de Marie Jaëll. Une œuvre ambitieuse dont elle parle avec enthousiasme.

 

Photo: © Capucine de Chocqueuse

Le 16 octobre prochain, vous jouerez dans la cadre du festival « Présences féminines », à Toulon. Vous avez notamment inscrit à votre programme le cycle d’après une lecture de Dante de la compositrice française Marie Jaëll. Pourquoi ce choix ?

Ce cycle pour piano est composé de 18 pièces réparties en 3 cahiers (Ce que l’on entend dans l’Enfer, Ce que l’on entend dans le Purgatoire, Ce que l’on entend dans le Paradis). Cela représente un peu plus d’une heure d’une œuvre ambitieuse, très virtuose et de grand intérêt. Il est visible dans l’écriture de cette pièce que Marie Jaëll était elle-même pianiste, de haut niveau, et qu’elle a cherché a pousser loin les possibilités de l’instrument et de l’interprète. Il y a notamment un gros travail sur le jeu avec la pédale, ainsi qu’une recherche de couleur annonçant le courant impressionniste. Pour moi, cette œuvre est une transition entre la musique romantique, qui vise l’expression des sentiments, et la musique impressionniste, qui propose des couleurs. En outre, elle raconte une histoire, un peu comme dans un cycle vocal.

Qui était Marie Jaëll ?

Marie Jaëll était une personnalité majeure de son temps. Comme c’est le cas pour beaucoup de femmes, on a progressivement rayé le fait qu’elle était une compositrice et une soliste de grand talent, pour ne garder en mémoire que son travail de pédagogue. Comme si les femmes ne pouvaient faire que de la pédagogie… En réalité, elle aurait pu être aussi connue que Frantz Liszt.

Il est visible dans l’écriture de cette pièce que Marie Jaëll était elle-même pianiste, de haut niveau, et qu’elle a cherché a pousser loin les possibilités de l’instrument et de l’interprète.

 

Quelles sont les difficultés spécifiques que vous avez rencontrées pour monter ce cycle pour piano ?

La première difficulté, c’est que pour avoir envie de jouer une œuvre, il faut savoir qu’elle existe. Il y a deux ans, je ne connaissais pas le cycle d’après la lecture de Dante. C’est Claire Bodin qui me l’a fait découvrir et m’a suggéré de le jouer, parce que c’est un chef d’œuvre, qui en vaut la peine.

La deuxième difficulté, et c’est souvent un problème lorsque l’on veut jouer les œuvres des compositrices, c’est que la partition n’est pas en vente. Il faut donc la trouver dans une bibliothèque, ce qui implique d’avoir une sérieuse motivation pour découvrir une œuvre. La partition du cycle pour piano de Marie Jaëll vient de la bibliothèque de Strasbourg, par exemple.

C’est donc un événement de jouer cette œuvre ?

Oui, car elle a été peu jouée et très peu enregistrée. Aussi, pour l’heure, je suis simplement heureuse de jouer ce cycle. J’espère en revanche qu’avec le temps, jouer Marie Jaëll pourra devenir banal. Je pense que ce progrès viendra lorsqu’il y aura un débat sur l’interprétation de ses pièces. A ce moment-là, on pourra dire que c’est gagné.

Le travail sur une œuvre qui a été très peu jouée est-il très différent de celui que vous faites sur une œuvre très connue ?

En un sens, oui, et c’est à la fois un point fort et une difficulté. Comme il n’y a pas le poids des interprétations antérieures -celles dont je pourrais m’inspirer, celles dont je me dirais que je les aurais abordées différemment- il y a une page blanche, qui est une page de liberté pour moi. C’est excitant, je peux faire avec ma sensibilité. Et le public, de son côté, n’a aucun « code » pour juger de mon interprétation. Cela rajoute cependant de la difficulté dans le sens où aucune réflexion n’a encore été développée sur ce répertoire, sur laquelle je pourrais m’appuyer.

Comme il n’y a pas le poids des interprétations antérieures, il y a une page blanche, qui est une page de liberté pour moi.

Depuis quand êtes-vous sensibilisée à la cause des compositrices ?

Depuis environ cinq ans. A l’époque, j’ai réalisé que l’on mettait toujours en avant le fait que la jeune compositrice Camille Pépin était une femme, alors que pour moi, cela n’avait pas d’importance. Et puis j’ai réalisé que pendant mes études de musique, je n’avais joué les œuvres d’aucune compositrice, ni en classe de piano, ni en musique de chambre. Les seules que j’avais jouées étaient des pièces pour piano et voix, et encore, cela s’était limité à Lili et Nadia Boulanger. Et cela ne m’avait même pas choquée ! En réalité, cette considération n’existait même pas. Il me semble donc important de remettre en question un système qui mérite de l’être.

Pour autant, il ne s’agit pas de jouer l’œuvre d’une femme parce qu’elle a été composée par une femme. Lorsque je choisis un morceau, je suis attentive à sa qualité et à son intérêt artistique, avant toute autre considération. Je joue des compositrices si leurs œuvres me touchent.

Il me semble important de remettre en question un système qui mérite de l’être.

Comment se concrétise votre engagement pour mettre en lumière les compositrices ?

Comme je décide de mon répertoire, je ne joue pas que ce que l’on me demande et j’essaye de jouer ce que j’aime. Concrètement, je joue rarement des programmes 100 % féminins ; j’ai plutôt tendance à intégrer quelques pièces à mes concerts, l’air de rien. Cela présente plusieurs avantages. D’une part, proposer des œuvres de compositeurs déjà très connus rassure les programmateurs et le public… en espérant qu’un jour, le nom de Marie Jaëll devienne lui aussi rassurant !

Une chose importante est que je traite l’œuvre des femmes comme celle des hommes, c’est-à-dire en jouant parfois tout le cycle, parfois juste une partie. Cela contribue, c’est le but, à banaliser le fait de jouer une compositrice. En outre, jouer seulement une ou deux compositrices par concert permet au public de retenir leur nom, cela a donc un intérêt « pédagogique » à mes yeux.

Enfin, intégrer des compositrices à un programme permet aussi de diversifier le répertoire, pour ne pas toujours jouer la même chose.

Je traite l’œuvre des femmes comme celle des hommes.

Qu’est-ce qui pourrait amplifier le mouvement selon vous ?

Il y a une difficulté incontestable à aborder un répertoire peu joué, qui s’explique par le manque de familiarité avec lui. Par exemple, le langage de Mozart est un langage que tout le monde connaît. Il est assez facile de le jouer et d’aller l’écouter. A l’inverse, une œuvre méconnue implique de se confronter à un langage nouveau. Cela nécessite un effort de tous, les musiciens, les programmateurs, mais aussi le public. Il y a également une responsabilité des éditeurs, qui est de produire des partitions, et dans des formats qui facilitent le travail. Par exemple, si je joue avec un orchestre, j’ai besoin d’une édition qui me montre la partie d’orchestre en plus de la mienne, parce que cela m’aide à travailler et c’est rassurant.

Enfin, les « grands noms » ne s’attellent pas beaucoup au répertoire des compositrices et c’est dommage. Le jour où ils le feront, cela permettra d’avancer. Chacun a son rôle à jouer et cela prend du temps.

Voyez-vous une différence de style entre ce qui est écrit par une femme et ce qui est écrit par un homme ?

Vraiment pas. Lorsque je regarde le travail de Camille Pépin, je vois que c’est sa personnalité qui influence son travail. Or le fait d’être une femme n’en est qu’une des multiples composantes. Concernant le cycle d’après la lecture de Dante de Marie Jaëll, cela n’a rien à voir avec les clichés sur la « musique de salon sucrée » qui s’attachent aux œuvres des compositrices. Nous avons tous du masculin et du féminin en nous. Marie Jaëll a exprimé les deux dans cette œuvre, que ce soit dans le cahier ce que l’on entend en enfer  qui pourrait être qualifié de « viril », ou dans le troisième, ce que l’on entend au paradis, qui est beaucoup plus léger et peut sembler plus « féminin ».

Le cycle d’après la lecture de Dante de Marie Jaëll, cela n’a rien à voir avec les clichés sur la « musique de salon sucrée » qui s’attachent aux œuvres des compositrices.

Vous allez ouvrir le concert du 16 octobre avec une œuvre de Camille Pépin. Quelle différence y a-t-il à jouer les œuvres d’une compositrice contemporaine, avec laquelle vous pouvez échanger, par rapport à celle d’une compositrice disparue dans la première moitié du 20e siècle ?

J’ai effectivement beaucoup échangé avec Camille Pépin au fil du temps. Cela me permet d’avoir beaucoup d’informations sur ses intentions, sur les nuances et les caractères qu’elle recherche. Elle m’invite souvent à me libérer de la partition et à m’approprier sa musique, ce que je n’ose pas forcément faire avec les autres compositeurs. Cette invitation à la liberté m’enlève beaucoup de complexes, elle me pousse à donner la priorité à l’émotion. Elle m’aide à ne pas « me noyer dans un verre d’eau ».

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