L’Étude n°7 d’Ida Presti par Antonin Vercellino
Propos recueillis par Dina Ioualalen en mars 2025
Ida Presti, figure emblématique de la guitare classique du XXème siècle, n’a cessé de fasciner par ses qualités d’interprète, mais aussi de compositrice, notamment grâce à ses Six Études. En découvrant le manuscrit d’une septième étude d’Ida Presti dissimulée parmi les six autres déjà connues et publiées, Antonin Vercellino, artiste aux multiples facettes – guitariste, éditeur et professeur – augmente encore la légende d’Ida Presti. À l’occasion de la sortie de son interprétation de l’Étude n°7* d’Ida Presti, Antonin Vercellino nous livre son goût pour la découverte de partitions, ainsi que ses secrets d’interprétation et d’édition** de l’étude inédite d’Ida Presti.
En plus d’être interprète, vous êtes éditeur aux Éditions Habanera et collaborez régulièrement avec Présence Compositrices, contribuant ainsi largement à la réhabilitation et à la diffusion d’œuvres pour guitare classique, notamment de compositrices. Quelle importance a pour vous cette quête de trésors musicaux ?
Cette sensibilité provient probablement de mon enfance parsemée de visites d’églises et de lieux du passé dont ma mère, historienne, ravivait le sens. Ensuite, divers facteurs favorables m’ont accompagné. Les grandes figures de la guitare de l’époque romantique ont travaillé à Paris, laissant derrière elles un grand nombre de partitions dont beaucoup demeurent encore inconnues. En tant que Français, je suis particulièrement bien placé pour lire ces archives. Et ces mêmes guitaristes qui ont travaillé à Paris étaient, pour la plupart, d’origine italienne. Là aussi, je suis moi-même d’origine italienne et je parle italien, ce qui facilite ma lecture des partitions et des documents italiens. Je me focalise donc sur un répertoire que je comprends – le romantisme du XIXème siècle et ses contours – et surtout, la guitare française, sans m’aventurer dans des esthétiques qui me sont moins familières.
Quant à mon intérêt pour les compositrices, je l’explique aussi par des circonstances sociologiques. Ma famille est très ouverte et éloignée des stéréotypes liés au genre. Ce n’est qu’à l’adolescence que j’ai découvert que des discriminations liées au genre pouvaient encore exister. Quand j’ai commencé la musique à l’âge de dix-huit ans, j’ai immédiatement constaté l’absence de femmes dans le répertoire. Je me suis donc aussitôt intéressé aux compositrices les plus connues, comme Clara Schumann par exemple, en achetant le Journal intime de Clara et Robert Schumann. À ce moment-là, ce n’était pas une revendication, mais simplement une volonté d’en savoir plus sur les compositrices et leurs œuvres. J’ai ensuite développé mes propres arguments pour défendre le répertoire des compositrices. C’est la raison pour laquelle j’étais absolument ravi de découvrir l’équipe et le travail de Présence Compositrices.
Selon vous, les compositrices de guitare classique sont-elles suffisamment mises en valeur ? Avez-vous des coups de cœur ?
Les compositrices ne sont pas du tout bien représentées dans le milieu de la guitare classique. C’est un drame et je suis heureux que Présence Compositrices travaille en ce sens. Autant que possible, j’essaie de donner l’exemple en proposant des concerts égalitaires. Lors du Festival de l’association Lyon Guitare Classique que je préside, un grand ensemble de guitares jouera deux œuvres de compositrices et deux de compositeurs. Pareillement, dans ma classe de guitare au Conservatoire de Lyon, je m’efforce de laisser un véritable espace aux compositrices.
J’ai plusieurs coups de cœur. En dehors du monde de la guitare, ma compositrice phare est Cécile Chaminade, l’une de mes grandes favorites, et j’aime tout particulièrement le premier mouvement « Dans la lande » extrait des Poèmes provençaux. Parmi les guitaristes, j’ai deux compositrices de prédilection. La première est Pauline Duchambge. Je suis persuadé que ses œuvres seront de plus en plus jouées dans les prochaines années. J’ai édité sa pièce Le Bouquet de bal***, un arrangement pour guitare d’une de ses œuvres, initialement composée pour voix et piano, par Joseph Vimeux. En 1835, celui-ci publie un recueil des « plus jolis motifs étrangers et français arrangés pour la guitare**** » dans lequel il intègre, parmi les œuvres désormais canoniques de Rossini, Donizetti ou Bellini, la pièce de Pauline Duchambge. C’est une preuve que cette pièce était très connue à cette époque. La seconde est Julia Piston. Il y a sept ans, j’ai découvert son acte de naissance et une vingtaine de ses partitions à la Bibliothèque nationale de France, notamment une de ses pièces pour guitare seule. Si je complète cette collection avec mes achats personnels, je dois avoir environ une quarantaine de pièces de Julia Piston, dont trois pièces pour guitare et voix originale, une pièce pour piano et voix originale, et un grand nombre d’arrangements. Car en plus d’être une compositrice talentueuse, elle est extrêmement douée pour arranger les pièces d’un instrument à un autre. Chaque jour, je recherche des partitions oubliées de Julia Piston dans l’espoir d’en republier le plus grand nombre. Dès que j’en découvre une, c’est extraordinaire ! C’est très difficile de trouver des informations sur des guitaristes, et encore plus sur des compositrices pour guitare.
Dans ce vaste tableau se trouve l’incontestée Ida Presti (1924-1967). Pouvez-vous nous rappeler quelques moments clés de la biographie de cette légende de la guitare classique ?
Ida Presti est née en France en 1924. Son père n’est pas guitariste, mais veut que sa fille devienne la plus grande guitariste du XXème siècle. À force d’un travail acharné, elle développe, sans professeur, sa propre technique caractérisée par une grande souplesse des doigts et une grande adaptation musicale. Alors que sa carrière est en plein essor, la mort de son père en 1938 et l’avènement de la Seconde Guerre mondiale la ralentissent considérablement. Elle partage désormais avec sa mère la charge du foyer familial. Ensuite, elle rencontre Alexandre Lagoya, son futur époux et l’un des plus grands guitaristes de son époque, qui fondera plus tard la classe de guitare du Conservatoire national supérieur de musique de Paris en 1969. Ensemble, ils forment le duo Presti-Lagoya. La mort prématurée d’Ida Presti, à seulement quarante-deux ans, freine l’édition de ses compositions. En 2018, l’intégrale de ses œuvres connues est publiée aux Éditions Bèrben.
Mais un miracle est à venir : comme à mon habitude, j’ai un jour acheté des lots de partitions mises aux enchères dont le contenu était inconnu. Cette fois-ci, il y avait non seulement des partitions d’Alexandre Lagoya, mais aussi une dizaine de partitions manuscrites d’Ida Presti, reconnaissables à son écriture, dont certaines étaient inachevées. J’ai donc immédiatement contacté Isabelle Presti, la petite-fille d’Ida Presti, elle aussi guitariste, pour qu’elle confirme mon intuition afin que nous puissions éditer ces œuvres nouvellement découvertes.
Ida Presti est une étoile, elle est inaccessible. Et comme toute étoile, des légendes lui sont associées, et à son sujet, elles sont réelles et vérifiables.
Comment avez-vous découvert Ida Presti ?
Je l’ai découverte en 2007, lorsque Erick Laumet, mon professeur de guitare au Conservatoire de Montpellier, m’a parlé du jeu fabuleux d’Ida Presti. Curieux, j’ai emprunté un disque d’Ida Presti dans une médiathèque. J’y ai découvert un jeu qui diffère des canons esthétiques et stylistiques actuels : beaucoup plus libre, ancré dans l’instant musical, avec un vibrato unique ! On reconnaît le jeu d’Ida Presti entre mille : son interprétation, loin du carcan solfégique, est toujours extrêmement vivante. Thibaut Garcia a, comme Ida Presti, une grande originalité et quelque chose d’unique dans ses interprétations. D’ailleurs, notre amour pour Ida Presti était au cœur de nos premiers échanges. C’est pourquoi Isabelle Presti et moi avons travaillé avec Thibaut Garcia pour éditer l’Étude n°7. En plus d’être un guitariste incontournable, il a toujours des idées pertinentes. Isabelle Presti a grandi dans cet univers musical et porte en elle cet héritage familial et artistique. Pour ma part, je connais particulièrement bien son répertoire. Notre travail en trio était une expérience superbe qu’il faudrait réitérer. L’union fait la force !
Quelle est, selon vous, la contribution d’Ida Presti dans la guitare classique, en tant qu’interprète et que compositrice ? Quels sont les enjeux d’interprétation de ses œuvres ?
D’abord, Ida Presti est une étoile, elle est inaccessible. Et comme toute étoile, des légendes lui sont associées, et à son sujet, elles sont réelles et vérifiables. Elle a par exemple créé en France le Concierto de Aranjuez de Joaquín Rodrigo, qui est probablement l’un des plus difficiles à jouer et à mettre en place dans le répertoire. Son exécution technique est tellement exigeante que certains guitaristes ne jouent pas toutes les notes écrites et modifient légèrement la partie soliste pour que l’œuvre reste cohérente musicalement. Ida Presti, quant à elle, a créé l’œuvre huit jours seulement après avoir reçu la partition, comme en atteste le tampon de la poste. Cette partition, dit-on, était un conducteur, et ne contenait pas la partie de guitare séparée. C’est une véritable légende. D’ailleurs, Sarabande, la seule pièce que Francis Poulenc ait écrite pour guitare, lui est dédiée. Merci Ida !
De plus, elle a formé avec son mari Alexandre Lagoya le premier duo de guitare qui ait vraiment fonctionné internationalement. Ils ont joué partout dans le monde et ont contribué, grâce à leur succès, à la création d’un grand nombre de pièces pour deux guitares. Joaquín Rodrigo écrit par exemple un concerto pour deux guitares pour eux, le Concierto madrigal en 1967, l’année du décès d’Ida Presti. En tant que compositrice, elle n’est pas assez reconnue, malgré la grande qualité de ses compositions. L’Étude n°7 est courte, très musicale et contient un thème, un développement du thème, un retour du thème et une conclusion. C’est une musique très structurée et je ne connais aucune autre composition d’un style similaire à cette époque. Les œuvres d’Ida Presti sont de plus en plus jouées et reconnues, et j’espère que notre enregistrement donnera un nouvel élan et une nouvelle reconnaissance ses compositions. C’est aussi un phénomène connu : certains compositeurs ou compositrices sont plus joués et intègrent le répertoire principalement parce que leurs œuvres sont choisies par les professeurs de conservatoire pour leurs élèves, tandis que d’autres restent moins connues, faute de figurer au programme des maîtres. Il s’agit donc d’une reproduction probablement sociale dont on peut modifier la trajectoire.
En examinant le manuscrit des Études d’Ida Presti, récemment acquis aux enchères, j’ai remarqué qu’il ne contenait pas six études, mais bien sept !
Parmi ses œuvres, vous avez choisi d’enregistrer l’Étude n°7, qui viendrait compléter les Six Études d’Ida Presti publiées en 1958 aux Éditions Max Eschig.
Exactement. De son vivant, Ida Presti avait déjà édité les Six Études. En examinant le manuscrit des Études d’Ida Presti, récemment acquis aux enchères, j’ai remarqué qu’il ne contenait pas six études, mais bien sept ! Cette septième étude était placée à la deuxième place du recueil. Je me suis d’abord demandé s’il s’agissait d’une bribe d’une autre partition, mais quand je l’ai jouée, elle était bien complète et avait la structure d’une étude. Et l’écriture d’Ida Presti est très reconnaissable : elle ne met pas de clé de sol, pas d’altération à la clé, mais seulement les notes. J’ai immédiatement appelé Isabelle Presti pour lui faire part de cette incroyable découverte et pour qu’elle puisse la certifier. Et c’est à ce moment-là que nous avons commencé à tout entreprendre pour publier l’édition de la plus fiable possible de l’Étude n°7. Pour ce faire, nous nous sommes servis des trois archives que je possède des Études d’Ida Presti : le manuscrit original qui contient une septième étude, le manuscrit des Six Études recopié minutieusement par Alexandre Lagoya à l’intention des éditeurs, et les épreuves, c’est-à-dire les corrections d’Ida Presti après l’envoi de ses Études à l’éditeur.
Quel a été le procédé de mise en édition de la partition manuscrite originale ? Dans quel état avez-vous retrouvé le manuscrit ?
Le manuscrit est très bien conservé : le papier est en très bon état et n’est pas du tout plié, bien qu’il porte les traces du travail d’Ida Presti. S’il n’y avait aucun doute sur les notes écrites, la difficulté a plutôt concerné les doigtés, car en guitare, la même note peut être jouée à plusieurs endroits du manche. Et Ida Presti a un art du doigté unique. Elle ne prend pas toujours le doigté le plus évident, mais celui qui sert au mieux le timbre et la musicalité de la pièce. Nous devions alors reconstituer la réalisation la plus fidèle possible à la version originale d’Ida Presti. Une fois la partition réécrite, Isabelle Presti, Thibaut Garcia et moi y avons chacun intégré les doigtés que nous pensions être les bons sans se concerter, puis nous avons croisé nos résultats. Les doigtés étaient les mêmes à 97% ! Pour les trois pour cent restants, comme il n’y avait pas un seul endroit où nous avions choisi trois doigtés différents, nous avons élu celui de la majorité. J’espère pouvoir promouvoir notre travail au mieux pour que cette pièce ait l’impact qu’elle mérite.
Quelles sont les prochaines étapes de la diffusion de votre interprétation de cette partition inédite ?
La première étape est la publication de la vidéo sur Youtube. Je prévois aussi d’envoyer la partition aux grands guitaristes pour qu’ils la lisent et l’intègrent dans leur concert, en rappel par exemple, car c’est une pièce courte, d’une compositrice et qui plaît. Comme cette partition a des caractéristiques pédagogiques intéressantes, je l’enverrai aussi aux professeurs dans l’espoir qu’ils s’enthousiasment à l’idée de la faire jouer à des élèves de fin de premier cycle. J’enverrai également une notification aux magazines spécialisés et j’essaierai de rendre la partition disponible dans un grand nombre de bibliothèques pour qu’elles enrichissent leur collection d’œuvres de compositrices et que des guitaristes aient envie de la jouer. Elle figurera prochainement parmi les morceaux imposés au Concours Drôme de Guitares. Nous espérons aussi présenter cette œuvre devant un public.
En présentant à mes élèves des compositrices de guitare qui, comme Ida Presti, ont des histoires aussi fascinantes que celles des compositeurs, elles occupent la même place dans leur esprit.
En plus d’être interprète, vous êtes professeur de guitare. Transmettez-vous à vos élèves une conscience du répertoire choisi ?
Oui, complètement. Il y a dix ans, je précisais à mes élèves que nous allions travailler une œuvre de compositrice. Aujourd’hui, je ne leur dis plus. Mes élèves travaillent des pièces de compositrices au même titre que celles des compositeurs. Mais je ne parviens pas encore à une égalité parfaite, du fait du manque de répertoire pour certaines périodes. Avant le XIXème siècle, le répertoire pour guitare de compositrices est rare, là où il abonde en guitare masculine. J’ai tout de même trouvé Mademoiselle Genty, qui a écrit des œuvres pour un effectif de basse continu, violon, guitare et voix, difficile à réunir dans un conservatoire. Adélaïde-Félicité Paisible a aussi écrit des pièces pour voix et guitare, caractéristiques de son époque. Au XIXème siècle, il y a un essor du répertoire de compositrices pour guitare, avec notamment Julie Fondard, Athénaïs Paulian, Giuliani Emilia ou encore Catharina Josepha Pratten. Il y a donc beaucoup à faire et j’y fais attention au quotidien : dans mes auditions et dans mes concerts, il y a toujours des compositrices. Un concert sans compositrice est impensable pour moi. En présentant à mes élèves des compositrices pour guitare qui, comme Ida Presti, ont des histoires aussi fascinantes que celles des compositeurs, elles occupent la même place dans leur esprit. J’ai aussi des projets d’édition de partitions de compositrices. Après l’Étude n°7, je publierai les Cinq miniatures pour guitare seule d’Haru Shionoya, compositrice contemporaine. Indépendamment du genre, si j’aime une partition, je la publie : l’occasion fait le larron.
Quels sont vos projets à venir ?
J’en ai plusieurs. J’ai découvert le compositeur Édouard Bruguière, l’équivalent masculin de Pauline Duchambge puisque tous deux ont écrit quatre cents romances à la même époque. D’ailleurs, Julia Piston a arrangé certaines romances de ce compositeur. Et Édouard Bruguière a publié en feuilleton dans des journaux, le récit de ses voyages. Je voudrais regrouper tous ces articles dans un livre. J’aime réaliser ces projets qui peuvent être publiés à la Bibliothèque nationale de France et vendus en exemplaires limités, car quand je fais mes recherches, je suis très reconnaissant envers les personnes qui ont déjà publié quelque chose à ce sujet. Mes publications sont citées dans des écrits universitaires, ce qui montre que ce type de travail a un impact et fonctionne.
En plus d’un catalogue des œuvres d’Ida Presti que je publierai pour Présence Compositrices, je prépare également un disque sur l’histoire de la romance selon les compositrices. En classant la cinquantaine de romances de compositrices achetées aux enchères, j’ai remarqué qu’il y avait des liens et j’ai découvert des manuscrits très intéressants. Agathe Droulon a par exemple composé une Valse à quatre mains sur la même guitare, novatrice et originale, pensée comme un entrelacement de deux personnes. Je la joue souvent en bis et la personne vient derrière moi pour jouer par-dessus. C’est une idée tellement géniale que la première fois que j’ai joué cette pièce, plusieurs personnes ont cru que c’était une blague. Désormais, dès que je la présente, je précise bien que c’est vrai !
Valse à quatre mains sur la même guitare, Agathe Droulon, interprétée par Apolline Raï-Westphal et Antonin Vercellino – Festival Présence Compositrices 2024. © Karl Pouillot